Le blog-notes de François Briançon

Jean Jaurès et Toulouse : naissance d’un socialisme enraciné

Avant d’être le grand tribun de la République, le fondateur de L’Humanité ou la conscience du socialisme français, Jean Jaurès fut d’abord un homme de Toulouse. Dans notre ville, à la croisée des luttes ouvrières, de l’essor des idées laïques et de l’éducation populaire, il forge sa pensée politique.
Professeur, conseiller municipal, journaliste, intellectuel engagé : Jaurès, à Toulouse, n’est pas encore une figure nationale, mais il devient déjà le porte-voix d’une République qui ne sera véritable que si elle est sociale, laïque, éducative et fraternelle.

Toulouse, matrice d’un engagement politique
Battu aux législatives de 1889, Jaurès regagne Toulouse, où il enseigne la philosophie à la Faculté des Lettres.
Mais l’exil politique n’est qu’apparent. Dans l’arrière-plan des amphithéâtres, des salles de rédaction et des conseils municipaux, il affine peu à peu sa vision d’un socialisme nourri de culture républicaine.
En juillet 1890, à la demande du maire radical Camille Ournac, Jaurès se présente à une élection municipale partielle : il est élu sans opposition, devient conseiller municipal, puis adjoint au maire chargé de l’instruction publique. À ce moment, Toulouse devient pour Jaurès un véritable terrain d’expérimentation politique, un laboratoire de la République telle qu’il la rêve : éclairée, populaire, exigeante.

L’école républicaine, socle d’émancipation
Convaincu que l’école est la première arme du progrès social, Jaurès développe une politique éducative ambitieuse : création de nouveaux groupes scolaires, amélioration des conditions de vie des élèves, soutien au développement universitaire.
Il défend aussi la richesse des langues régionales, notamment les « patois », affirmant une vision culturelle inclusive de la République.

« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. » Lettre aux instituteurs, La Dépêche, 1888

Pour Jaurès, l’éducation n’est pas seulement un transfert de savoirs. Elle est un projet politique au service de la liberté collective.

Naissance de la Caisse des écoles : Jaurès préfigure l’État social
Parmi les réalisations majeures de Jean Jaurès à Toulouse, la création de la Caisse des écoles se distingue comme un acte fondateur de la justice sociale par l’éducation. La Caisse répond à une nécessité : permettre à chaque enfant, quel que soit son milieu, d’accéder concrètement à l’instruction, conformément à l’esprit des lois Ferry et à l’idéal républicain.

En qualité d’adjoint au maire, Jaurès devient le premier président de cette institution. Il œuvre sans relâche pour que l’école ne soit plus un luxe réservé à quelques-uns, mais « un droit garanti par la solidarité ». La caisse distribue repas, vêtements, fournitures, bourses : l’objectif affiché est clair : « Que nul enfant de Toulouse ne soit privé d’instruction faute de moyens. »

« La République, pour qu’elle soit vraie, doit se faire sociale autant que politique. »
(Discours au Conseil municipal, 1891)

L’action de la Caisse porte la marque de la vision jaurésienne : la laïcité de l’école n’a de sens que couplée à l’égalité réelle devant le savoir et la dignité de chaque enfant. À travers la Caisse des écoles, Jaurès préfigure l’État social et protecteur qui sera l’un des grands acquis du XXᵉ siècle.

Une ville en ébullition politique : Toulouse à la fin du XIXᵉ siècle
Toulouse, à la fin du XIXe siècle, est une ville en pleine ébullition. Forte de ses 150 000 habitants, elle est traversée de tensions sociales, de débats idéologiques et d’une montée puissante du mouvement ouvrier organisateur.
En 1892, la Bourse du Travail est inaugurée place Saint-Sernin ; les syndicats s’y structurent, les luttes s’organisent, et la parole des travailleurs prend de l’ampleur.
C’est dans ce contexte que Jaurès se rapproche du monde ouvrier toulousain. Il soutient activement la grève des tramways en 1891, événement local marquant qui aura des répercussions nationales.

« La vie de l’homme, dans ses détails les plus familiers, est façonnée par les grands systèmes et les grands rêves. » (La Dépêche, 29 juin 1894)

Cette incursion dans les réalités sociales transforme peu à peu le républicain modéré en militant solidaire des travailleurs. Il ne se contente plus de principes ; il écoute, observe, et agit. Certains de ses textes dans La Dépêche anticipent déjà les grandes thèses du socialisme humaniste qu’il développera quelques années plus tard.

« Le plus puissant instrument de progrès qu’ils aient saisi, c’est le droit de s’associer, de se syndiquer … ce que le patronat aurait de mieux à faire, ce serait de reconnaître hautement le droit syndical. » (La Dépêche, 1889)

Toulouse, un tremplin vers le socialisme
En 1893, Jean Jaurès est élu député de Carmaux. Il quitte Toulouse, mais pas l’action qu’il y a forgée. Son expérience municipale a élargi sa vision : dans le pragmatisme local, il a approfondi ses positions philosophiques ; au contact du peuple, il s’est éloigné d’un républicanisme purement théorique.
Pour l’historienne Madeleine Rebérioux, grande spécialiste de Jean Jaurès, si sa conversion au socialisme « a été accélérée par la grande grève de Carmaux de l’été 1892, ses fonctions municipales et son activité toulousaine n’y sont pas pour rien. »

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